Redécouvrir le premier rasta: Leonard Percival Howell, fondateur du culte rastafarien qui inspira Bob Marley et le reggae.

 

 Le culte qu'a fondé Howell paraît l'un des mieux répartis sur les cinq continents: il y a des rastas du Japon aux Antilles, de l'Australie au Brésil. A quoi est due cette faveur? Au reggae? A l'herbe? Au souple mélange de culture, d'histoire, de considérations économiques et sociales qui fondent sa philosophie? Peu de gens se sont penchés sur l'histoire de ce culte étrange. Tandis qu'à Spanish Town une poignée de vieillards perpétue la mémoire de son fondateur, le reste de la Jamaïque ignore jusqu'à son nom. Pourtant, après le déclin des années 80, le culte connaît là-bas un regain de faveur. 

Les succès en foot sont indissociablement liés à l'inspiration de Bob Marley et de son copain rasta Skill Cole, ex-entraîneur de l'équipe jamaïquaine. Une nouvelle génération de chanteurs ­ Sizzla, Buju Banton" ­ clame haut et fort son appartenance au mouvement; l'émission radio Cutting Edge, animée par le dub-poet Mutabaruka, s'en réclame. Mais s'agit-il bien du même message? Muta a la bouche pleine de slogans noiristes, Sizzla adopte le costume et les théories, racistes et sexistes, des emmanuelites (une secte récupérée, après la mort du patriarche Prince Emmanuel, par Rita Marley). Qu'en dirait Bob, qui disait n'être «ni du côté des Noirs ni du côté des Blancs, mais du côté de Dieu»? Qu'en dirait surtout Howell, qui puisait à des sources diverses ­ la culture africaine et le christianisme, mais aussi l'hindouisme et le marxisme ­, et dont les plus fidèles alliés furent un Indien (son lieutenant, Deshays) et un Chinois (Albert Chang, qui finança l'achat d'un domaine pour sa communauté)?

Marijuana sacrée 
En 1933, un homme invente un nouveau dieu, Rastafari. Le culte a tout pour déplaire aux autorités coloniales: il rassemble les fils d'esclaves, clame la noblesse de la race noire et prône la marijuana comme sacrement. Son premier commandement chagrine particulièrement l'establishment: «Tu ne paieras pas d'impôts à la reine d'Angleterre.» En Jamaïque, à cette époque, on s'adresse aux Blancs à la troisième personne, les yeux baissés, avec des «I beg». Howell, lui, les regarde en face. 

En 1935, pendant son procès, il apostrophe le juge: «Je te conseille de me donner la peine maximale, car bientôt, lorsque je siégerai à ta place, je ne te raterai pas.» Cet homme est fou! On le met à l'asile. Il en ressort. On l'y remet. On l'arrête, on brûle ses maisons, on confisque ses possessions, on disperse sa communauté. Il recommence. Sa force, c'est d'avoir organisé la production industrielle de la marijuana. A ses ennemis traditionnels ­l'Eglise et la police ­ s'ajoutent les politiciens qui le rackettent et les truands. Sept fois il reconstruit son lieu de culte, sept fois on le détruit. 
Au bout d'une vingtaine d'années, on l'oublie.

Pendant les trente ans qui vont suivre, on prétendra en Jamaïque ne plus savoir qui est le fondateur du mouvement rasta. Tout le monde semble frappé d'amnésie. Dès 1960, des professeurs de l'université des West Indies ont érigé cette amnésie en certitude scientifique dans un «Rapport de l'université» (1) sur le mouvement. Le premier rasta, oublié? Vingt-sept ans seulement après la fondation du culte, alors que le bonhomme est encore vivant?

Il est vrai que Howell n'est pas le seul «père» de Rastafari; l'idée d'un dieu noir est aussi vieille que l'esclavage. Il n'a inventé ni les dreadlocks (il porte les cheveux courts), ni l'herbe (introduite par les Indiens), ni le reggae; il n'a fait que cristalliser un courant de pensée. L'esclavage est aboli depuis 1838; la nouvelle génération supporte de plus en plus impatiemment les mentalités coloniales. A l'Est, la fin de la Première Guerre mondiale a libéré un contingent de soldats antillais politisés par leur contact avec les marxistes, aigris par l'impossibilité de monter en grade dans l'armée britannique. Au Nord, la Grande Dépression des Etats-Unis entraîne la déportation de nombreux travailleurs jamaïquains ­ dont Howell. A l'Ouest, la construction du canal de Panama a drainé des milliers de Noirs caribéens vers un melting-pot de nouvelles religions. C'est de cette mer en ébullition que va jaillir la dernière-née des religions du XXe siècle.

Entre psy et sorcier Leonard Percival Howell est né à Clarendon, au bord du plateau qui domine les plaines sucrières de Jamaïque. Son père fait partie de cette première génération à qui échoit de réinventer la vie d'homme libre. Les fils d'esclaves n'ont ni terre, ni instruction, ni leaders; leur seul appui est auprès des Eglises. Charles Howell est anglican ­ la religion des maîtres. Il prêche au temple, prône la monogamie (tout en éparpillant quelques bâtards). Tailleur et agriculteur, il s'enrichira grâce au boom de la banane. L'invention des cargos frigorifiques a rendu possible l'exportation. Les petits planteurs jamaïquains ont réussi à s'organiser et à contrôler le marché. Grâce à cet esprit d'entreprise, Charles Howell atteindra, sur la fin de sa vie, à un statut de notable.

Lennard Percival (d'après l'état civil), le premier de ses neuf rejetons légitimes, a hérité de cet esprit indépendant. Il a quitté très tôt le bercail, Red Hills, pour ne pas devoir témoigner dans le procès d'un assassinat. Antipathie prémonitoire envers la machine judiciaire qui le persécutera toute sa vie? Il va vivre à New York, voyage. La guerre le trouve à Panama; en 1917, il s'engage, en route pour le front. A une escale, il déserte, prend du service comme cuistot sur un bateau. Pendant huit ans, il va naviguer: Afrique, Europe, Extrême-Orient. Il fait ses classes dans les ports de Claude McKay avec les marins, les aventuriers, les soldats libérés. 

Lorsqu'il s'installe à New York et demande la nationalité américaine, son compatriote Marcus Garvey est à son apogée. Tandis que le grand leader descend Manhattan en limousine suivi par 250 000 adeptes, lui se contente de petits boulots, portier, manoeuvre. Il installe un «café» à Harlem. Peut-être l'un de ces quelques 500 ganja-pads (fumeries de marijuana) recensés par la police à l'époque? On le dit «guérisseur» ­ entre psy et sorcier: Garvey fronce le sourcil, lui si «moderne». Il fréquente un autre Jamaïquain: Athlyi Roger. Athlyi revient d'Afrique du Sud avec une nouvelle foi, reflet des innombrables Eglises «éthiopianistes». Son slogan a sans doute inspiré le millénarisme de Rastafari: «Construire la race noire économiquement, meilleur service à rendre à Dieu.» Quelques années plus tard, Athlyi s'immolera pour sa foi.

Howell croisera aussi le communiste noir George Padmore; en 1934, il correspond encore avec lui de Kingston, où il reçoit de Londres son journal tout enflammé de décolonisation et de luttes des classes. Marxisme et mysticisme se croisent dans la fumée de ganja" Anciens combattants, marins, déportés économiques, garveyites déçus: voilà le petit monde hétéroclite qui débat de la divinité de l'empereur d'Ethiopie Hailé Sélassié à Kingston, lorsque Howell y est rapatrié en 1932. Hailé Sélassié, outre un titre biblique («Roi des rois», «Lion conquérant de la tribu de Juda»") et une «prophétie» dans l'Apocalypse, hérite de toute une tradition éthiopianiste qui remonte au XIXe siècle noir-américain. Si Archibald Dunkley, ancien matelot lui aussi, peut se prévaloir d'avoir le premier relevé les allusions bibliques à la divinité de Ras Tafari-Sélassié, c'est Howell qui, en 1933, entreprend la tâche de bâtir une communauté économique indépendante sous l'égide du nouveau messie.

Mystique économique Comme Garvey, Howell pense que la restauration morale de la race noire passe par sa reconstruction économique. Mais là où le premier se contente d'encourager les masses à fonder leurs propres entreprises, Howell joue la carte mystique. Garvey, déporté des Etats-Unis en 1927, peine à étendre son électorat dans une île encore embourbée dans l'«esclavage mental». Howell, lui, va droit vers ces couches misérables et illettrées auxquelles Garvey a renoncé. Il s'adresse à elles dans le langage religieux qui fait fureur. A sa panoplie de prophète ­ robe noire, discours incantatoires, rites purificateurs" ­, il mêle des arguments plus politiques: une remarque sur les «employés blancs» de l'empereur éthiopien, le récit de la prosternation du duc d'York, envoyé de la Couronne, devant Sélassié ». 

 Sa première communauté sera fondée dans l'est de l'île, parmi les travailleurs indiens engagés pour remplacer les esclaves. Une communauté défavorisée s'il en est, mais forte d'un puissant mysticisme. Pour eux, Howell prend le nom de Ganguru Maragh ­ «le Gong» ­, compose des prières à base de mots hindi, adopte le régime végétarien. Mais en organisant ce prolétariat, Howell s'est attiré les foudres de l'establishment.

Alors commence la longue traque du rasta. Des dizaines d'arrestations, des années en prison ou en asile psychiatrique alternent avec des périodes florissantes, où sa communauté du «Pinnacle» règne sur un vaste trafic de ganja. Ses enfants sont inscrits dans de bonnes écoles, les aînés possèdent une voiture de sport. Il a des bureaux, des secrétaires, un avocat. 
Ses protecteurs l'avertissent des opérations policières lancées contre lui: il échappe aux rafles. Puis les gouvernements changent, les clans s'entre-tuent pour le contrôle de la ganja. Lui qui chérissait tant son indépendance se trouve pris sous le feu des guerres de gangs; lui qui prônait la non-violence voit son domaine razzié par les gunmen. En 1958, lorsqu'un dernier raid le chasse de son nid d'aigle, il se réfugie dans ce qui deviendra l'ultime asile de sa communauté, Tredegar Park. Il y vivra, terré et paranoïaque, jusqu'à sa mort en 1981.

Comment expliquer ce recul, alors que le mouvement se développe à une allure fulgurante? Certains le disent mouillé dans des combines politiques. On l'accuse de se prendre pour Dieu; ses adeptes, éparpillés par la persécution policière, fondent d'autres communautés. En 1958, un ancien comparse, Prince Emmanuel, convoque une grande convention rasta; Howell n'y est pas convié. Le culte dérive vers d'autres dogmes: le retour à l'Afrique prend le pas sur la construction en Jamaïque d'une communauté autosuffisante. L'afrocentrisme occulte l'origine indienne des théories végétariennes et non violentes du mouvement. C'est l'époque où prend forme la culture rasta actuelle, son imagerie de ghetto, son argot urbain.

Mortimer Planner, gourou de Marley et initiateur du fameux «Rapport de l'université», devient la figure de proue du mouvement. La vogue du reggae va donner un support au message et le propager à l'étranger. Bob Marley chante: «Moi, je serai plus "tuff (dur) que le Gong (Howell).» Le chanteur et le prophète mourront pourtant tous deux en 1981. Laissant derrière eux une fabuleuse entreprise discographique qui porte le nom d'Howell: «Tuff Gong»" Une légende.

(1) Réalisé à la demande de rastafariens, le rapport historique et ethnologique de l'université qui ignore Howell restera la référence en ce domaine.
Le culte de Rastafari Le culte de Rastafari n'est pas à proprement parler une religion mais plutôt une réalité (d'après Bob Marley) ou une culture. Son principe de base a ainsi été résumé par le musicien Tyrone Downie: «Il ne s'agit pas d'être bon mais d'être soi-même.» Aussi les préceptes de Rastafari varient-ils selon les individus et les communautés. La plupart des rastas évitent l'alcool, la viande, la violence, la politique, fument de l'«herbe sacrée» et laissent pousser leurs cheveux; mais chaque individu est libre d'élaborer ses propres règles, puisqu'il est en prise directe avec son créateur. 
Même la divinité de l'empereur d'Ethiopie Haïlé Sélassié n'est pas reconnue par tous: certains se réfèrent à Jésus, d'autres préfèrent la notion plus vague d'une «mystique naturelle» qui habite toute chose et fait de nous des êtres divins. Mais cette belle liberté s'effrite au cours des ans au profit de dogmes élaborés par telle ou telle tendance. On glisse peu à peu vers la religion.

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