Comment les musées sortent les modèles noirs de l’ombre


Théodore Géricault, Étude du modèle Joseph (détail), 1818-1819

Leurs destins interrogent l’histoire des colonies, de l’esclavage et des sociétés, en éclairant notre regard sur les problématiques contemporaines. Si l’histoire de l’art a tardé à s’intéresser aux modèles noirs, aujourd’hui, conservateurs de musées et spécialistes mettent enfin des noms sur des visages. Au terme de recherches qui prennent parfois des allures d’enquête policière, du palais de la Porte-Dorée au Metropolitan de New York.

Le « nègre », la « négresse », le « maure », la « Vénus noire », ou encore « beauté noire »… Dans les musées, longtemps, on ne les a connus que sous ces seuls intitulés. Saviez-vous que Josepha fut l’un des visages les plus prisés des ateliers de Montparnasse dans les Années folles ? Aviez-vous remarqué le torse noir qui domine la composition du célébrissime Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (1818–1819) ? Ce dos n’est pas n’importe lequel : c’est la musculature de Joseph, modèle régulier des peintres romantiques, visible notamment dans l’œuvre de Théodore Chassériau. Connaissiez-vous le prénom de la servante noire d’Olympia d’Édouard Manet (1863) ?

Ces dernières années, quelque chose a changé dans les musées où des conservateurs et spécialistes du monde de l’art s’attachent à mettre en lumière des modèles que l’histoire a occultés : progressivement, les Noirs sortent de l’ombre.

La lame de fond des black studies

Croisant plusieurs disciplines, entre l’histoire de l’art, celle des idées et l’anthropologie, la représentation des Noirs est devenue un objet d’étude depuis la fin des années 1990. Avant de gagner la France dans les années 2000, l’élan a pris sa source de l’autre côté de l’Atlantique où il émerge dans les sciences humaines, les cultural studies, et en particulier les recherches des black studies, lesquelles s’intéressent notamment à l’iconographie des Noirs dans l’art occidental et leurs évolutions. Un champ qui vise à montrer comment les images participent aux phénomènes historiques de la traite négrière et de l’esclavage, mais aussi à la construction d’une identité noire. 

Théodore Chassériau, Étude d’après le modèle Joseph dit aussi Étude de Noir, 1838

Comment se font ces recherches ? Par quels moyens les modèles noirs retrouvent-ils une identité, un nom ? De quelle manière s’inscrit leur histoire dans le grand récit de l’art ? Comment diffuser et conserver ce savoir ?

La révélation du « modèle noir »

Le cas le plus emblématique est celui de Laure. Plongée dans la pénombre, la servante noire de l’arrière-plan du célèbre tableau d’Édouard Manet Olympia ne suscitait presque aucun commentaire. À peine aurait-on remarqué celle qui apporte des fleurs à Victorine Meurent, la rousse à la peau laiteuse, dont la postérité est assez bien documentée. À ses pieds, même le chat noir à la queue hérissée, symbole de volupté, a fait couler plus d’encre.

Édouard Manet, Olympia, 1863

Une domestique regardée comme on regarde un meuble… Jusqu’à ce la commissaire d’exposition américaine Denise Murrell s’y intéresse longuement dans une thèse soutenue en 2013 à l’Université Columbia. De là est née une exposition qui a fait date, « Le modèle noir de Géricault à Matisse », présentée en France en 2019 au musée d’Orsay et rassemblant un peu plus de 300 pièces de diverses natures (tableaux, sculptures, gravures, photographies, dessins, films…) avec des figures noires : « Jusqu’alors, les expositions (à Nantes, à Bordeaux, à La Rochelle, dans les villes portuaires de l’Atlantique) avaient été avant tout d’ordre documentaire », affirme rétrospectivement Anne Lafont, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Autrice de L’Art et la race (éd. Presses du réel, 2019), l’historienne est pionnière dans l’étude des représentations des Noirs, et a participé au conseil scientifique de l’exposition d’Orsay. « L’accent fut mis sur la rencontre de l’art du XIXe siècle et des figures noires », analyse-t-elle dans Libération en 2023, se félicitant d’une « brèche ouverte au cœur de l’histoire de l’art ».

Cinq ans après, l’approche du « Modèle noir » (un succès de près de 500 000 visiteurs en quatre mois) a en effet ouvert la voie à de nouvelles initiatives au sein des musées, lesquels cherchent à inscrire de plus en plus les figures de la diaspora africaine dans le récit de l’histoire de l’art.

Au palais de la Porte-Dorée, les murs ont parlé

Au palais de la Porte-Dorée, c’est Josepha que Laëtitia Ferreira s’est attachée à tirer de l’oubli. Ce, au terme d’un an de travail, que la cheffe du service de la conservation architecturale qualifie d’« enquête policière. » Dans une fresque à la gloire des apports culturels et intellectuels de l’Afrique, signée du peintre lyonnais Louis Bouquet (1885–1952), cette femme noire apparaît nue, le bras enroulé autour d’une liane. On la retrouve également sculptée, nue toujours mais cette fois de dos, dans le bas-relief sur la façade du palais – bâtiment construit pour l’exposition coloniale de 1931 – aux côtés de 147 autres figures humaines.

Louis Bouquet, Scène principale de la fresque qui décore le salon Afrique, 1831

Tout commence quand l’historien Pap Ndiaye (avant de devenir ministre de l’Éducation nationale) arrive à la tête du palais de la Porte-Dorée, en 2021. « Pap Ndiaye, qui avait contribué à l’exposition à Orsay, me dit que le modèle du salon Afrique s’appelle Josepha », retrace Laëtitia Ferreira.

Le prénom exhumé, la conservatrice entame un travail de fourmi dans les archives. Les registres de l’École des beaux-arts mentionnent « mademoiselle Josepha, modèle nu » et des séances de pose d’une extraordinaire longévité, allant de 1929 à 1964. Laëtitia Ferreira retrouve aussi son adresse dans les archives : 3 rue Léopold-Robert, près du carrefour Vavin, dans le quartier de Montparnasse, centre névralgique de l’art d’après-guerre où elle occupe une chambre de bonne au 6e étage. « Cela m’a aussi permis d’identifier son vrai nom : Palmyre Laurent. Josepha était un pseudonyme », ajoute-t-elle. Aujourd’hui, cette femme n’est plus anonyme et son histoire peut être en partie restituée, comme ce fut le cas lors des dernières Journées européennes du patrimoine au palais de la Porte-Dorée.

Atelier de Lucien Simon avec les élèves et le modèle noir à l’École des beaux-arts ou à l’académie de la Grande-Chaumière, vers 1930

Palmyre Laurent, alias Josepha, est née le 20 septembre 1897 à Trois-Rivières, en Guadeloupe, et est morte à 79 ans, le 19 juin 1977, à l’hôpital Lariboisière, à Paris, « de cause inconnue ». Elle a perdu sa mère à 6 ans et son père à 18. Les recensements de la Ville de Paris ont permis de constater qu’elle était sans doute arrivée dans la capitale avant 1921, et qu’elle était domestique de maison, au moins jusqu’en 1926, avant de devenir muse dans les ateliers d’artiste de Montparnasse, en particulier à l’Académie de la Grande Chaumière. Récemment, a même été retrouvée une photographie la montrant en tenue d’Ève parmi les élèves, dans l’atelier de Lucien Simon [ill. ci-dessus]. Menant une existence assez solitaire et démunie, elle ne serait jamais retournée en Guadeloupe, où sa famille l’avait, semble-t-il, oubliée en ne la mentionnant pas dans les successions.

L’intérêt d’une telle biographie ? « À travers le destin de Josepha, on raconte la grande histoire, celle de l’effervescence artistique de l’entre-deux-guerres dans le quartier Montparnasse avec ce qu’on appelait la ‘négrophilie’, mais aussi de l’histoire de l’immigration coloniale », analyse Laëtitia Ferreira. Pour compléter ses recherches, elle a aussi lancé un appel à témoins avec une adresse électronique, où envoyer des informations (projet.josepha@palais-portedoree.fr). L’initiative a déjà conduit à la découverte d’autres portraits et documents. « Josepha est morte en 1977, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps, rappelle la conservatrice. On a reçu le témoignage d’une personne qui l’a connue quand elle était petite fille dans les années 1970 : elle se souvient d’une dame âgée, très fatiguée qui montait les escaliers… »

Parfois, les découvertes se heurtent au manque. C’est le cas de Marie Laveau, métisse de La Nouvelle-Orléans ayant vécu au XIXe siècle, laquelle a été au centre d’une quête menée sur place par l’historienne Anne Lafont, lors d’une résidence à la Villa Albertine de New York en 2022. Avec un obstacle de taille : l’absence de portrait original de Marie Laveau – la seule image de cette prêtresse vaudou étant une copie d’un tableau de la fin du XIXe siècle, d’après une toile du peintre américain George Catlin.

Georges Catlin ou Charles-Jean-Baptiste Colson, Femme créole portant un tignon de Madras, 1837


Pas de quoi décourager Anne Lafont : « Comme je l’ai fait dans mon livre à propos de Toussaint Louverture, j’aime me confronter autant au portrait qu’à l’absence de portrait, car cette histoire, avec ses fluctuations – Marie Laveau fait désormais l’objet d’une imagerie populaire abondante –, révèle les rôles de l’image dans le travail mémoriel », raconte-t-elle dans un podcast en 2023.

La question taraude les chercheurs : quelles archives mobiliser quand la voix des Noirs (auxquels il était longtemps interdit d’apprendre à lire et à écrire) est absente de celles-ci, et uniquement relayée par le groupe dominant, des hommes blancs ? Pour compenser ces lacunes dans les archives, une tendance critiquable se dessine outre-Atlantique où des chercheurs n’hésite plus à passer par la fiction. Tandis que d’autres continuent d’explorer les archives.

Certaines fois, cela finit par payer. Au printemps 2023, le Metropolitan Museum of Art (MET) de New York a fait l’acquisition d’un tableau hautement symbolique. À la suite d’une restauration y fut révélé un enfant métis… Un esclave qui avait été effacé de la toile !

Bélizaire et les enfants Frey avait été commandé en 1837 par Frederick Frey, banquier et marchand de La Nouvelle-Orléans, à Jacques Amans (1801–1888), portraitiste français mondain, chargé de représenter les trois enfants, Elizabeth, Léontine et Frederick Frey Jr. Donné au New Orleans Museum of Art (NOMA) en 1973, et oublié dans les réserves jusqu’au début des années 2000, le tableau consiste en un banal portait de trois enfants sages et souriants posant dans le bayou de Louisiane. Rien de plus…

Jacques Guillaume Lucien Amans, Bélizaire et les Enfants Frey (après/avant restauration), 1837

Jusqu’à ce qu’un antiquaire en fasse l’achat lors d’une vente aux enchères et se penche sur la mystérieuse ombre à l’arrière-plan de la composition. Après restauration, surprise : sous le grossier repeint, surgit un adolescent à la peau bistre !

Qui est ce jeune métis appuyé contre un arbre et qui surplombe la fraterie Frey ? Il faut qu’un autre collectionneur s’en mêle, et l’achète à son tour, pour avoir le fin mot sur ce gamin de Louisiane. Né en 1822 de père inconnu et d’une esclave, l’enfant a été acheté à 6 ans avec sa mère par les Frey. Vivant auprès des enfants, il devient leur chaperon, avant d’être revendu à une plantation de canne à sucre. Un prénom est parvenu jusqu’à l’historienne qui a mené l’enquête : Bélizaire.

Pourquoi était-il caché ? Après l’abolition de l’esclavage dans les États du Sud de l’Amérique, « la famille, avance-t-on au Met, n’était peut-être pas fière d’avoir un esclave sur un tableau, parce que cela impliquait de passer pour une famille d’esclavagistes. » Autre hypothèse, plus sombre : les descendants ne voulaient pas d’un personnage noir à côté de leurs ancêtres blancs…

Depuis plus d’un an, cette « première représentation naturaliste d’une personne asservie dont on a le nom, dans le Sud », dixit le cartel du Met, est présentée avec son historique et une photo de sa version sans Bélizaire. Une façon de sortir de « l’histoire de l’art américaine romantisée », selon une conservatrice du musée.

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