Cybersexisme en Afrique : les femmes en première ligne

 

La sociologue et réalisatrice franco-tchadienne Aché Ahmat Moustapha met en lumière le sexisme et le cyberharcèlement dont sont victimes les femmes africaines, dans son film documentaire intitulé « #Harcèlement 2.0 : Résilience des Africaines connectées ».

À travers ce documentaire, Aché Ahmat Moustapha dénonce les ravages du cyberharcèlement sur le continent. « Quand une femme parle politique sur internet, on lui oppose son statut matrimonial ou on lui fait des commentaires à caractère sexuel », déplore-t-elle.

L’étude d’Internet Sans Frontières publiée en 2019 révélait déjà une tendance préoccupante : plus de 45 % des utilisatrices de Facebook et Twitter affirmaient avoir déjà subi une forme de violence sexiste sur les réseaux sociaux. Loin de s’être estompé, le phénomène s’est enraciné. D’où cette interrogation : à quoi ressemble aujourd’hui le cyberharcèlement des femmes en Afrique, et comment opère-t-il ?

Dans « #Harcèlement 2.0 », la sociologue franco-tchadienne donne la parole à des activistes, chercheuses ou journalistes victimes de ces violences numériques. Parmi elles : l’influenceuse tech ivoirienne Edith Brou, la journaliste sénégalaise Oumy Ndour, l’ex-présentatrice nigériane de la BBC Kadaria Ahmed ou encore la politologue Niagalé Bagayoko. Toutes témoignent de leur vécu et de leur combat pour se protéger.

Avant une première projection prévue au Tchad le samedi 17 mai, puis au Sénégal et dans plusieurs autres pays du continent, Yardies s’est entretenu avec la réalisatrice, ancienne membre du Conseil présidentiel pour l’Afrique fondé en 2017 par le président français Emmanuel Macron.

Yardies : Pourquoi avoir voulu parler du cyberharcèlement qui touche les femmes ?

Aché Ahmat Moustapha : Ce projet est né de ma propre expérience et d’un besoin urgent de donner la parole aux victimes africaines, souvent invisibilisées. En tant que femme publique au Tchad avec une certaine présence sur les réseaux sociaux, j’ai longtemps été attaquée, non pas pour mes idées ou mon travail, mais pour ma tenue vestimentaire ou ma façon d’être.

On m’a reproché de ne pas être assez couverte parce que je viens du nord du Tchad, ou d’être trop « européanisée ». J’ai même été victime d’une calomnie destructrice.

Que s’est-il passé ?

Une page Facebook m’a faussement accusée d’être l’une des femmes présentes dans une sextape dont des captures d’écran ont été diffusées. Il ne s’agissait pas de moi, mais cela a alimenté le buzz pendant plusieurs jours. Il a fallu retrouver la vidéo originale pour que la vérité éclate. Ça a été l’élément déclencheur : j’ai décidé de rompre le silence et de ne plus subir.

Mais le cyberharcèlement touche-t-il aussi les hommes ?

Oui, mais l’impact est très différent. Les femmes sont attaquées sur leur apparence, leur âge, leur sexualité… ce qui n’est généralement pas le cas pour les hommes. Dans l’imaginaire collectif africain, la femme reste le « sexe faible », donc une cible facile.

Quelles formes prennent ces attaques ?

Il y a les insultes et les injonctions sexistes du type : « Va à la cuisine ! », « Ta place n’est pas ici ! ». Comme si l’espace numérique appartenait uniquement aux hommes et que les femmes n’avaient pas le droit de s’exprimer, surtout sur des sujets sérieux comme la politique. Et quand elles le font, on tente de les réduire au silence par des commentaires sexualisés ou des attaques personnelles.

Votre documentaire met en lumière des femmes leaders d’opinion. Sont-elles les plus exposées ?

C’était un choix délibéré : montrer leur résilience. Ce sont souvent les femmes instruites, ouvertes d’esprit, qui sont les premières ciblées. Parce qu’elles réussissent, qu’elles inspirent et qu’elles ont une voix. Et les harceleurs arrivent même à leur faire croire qu’elles sont responsables de ce qu’elles subissent, simplement parce qu’elles sont visibles.

Mais il y a aussi une autre catégorie : des jeunes femmes sans notoriété, peu éduquées, qui sont encore plus vulnérables. Elles ignorent les dangers du numérique et, lorsqu’elles sont attaquées, elles ne savent pas à qui s’adresser.

À quel moment une discussion en ligne glisse-t-elle vers le cyberharcèlement ?

Quand l’interlocuteur n’a plus d’arguments et qu’il passe à l’insulte. Si une femme tient un discours cohérent, certains cherchent immédiatement à la discréditer par des attaques sexistes. Les propos dérapent, sont amplifiés par de faux comptes ou des trolls – surtout si la discussion touche à la politique.

La force du patriarcat sur le continent alimente-t-elle ce phénomène ?

Absolument. Dans beaucoup de sociétés africaines, voir une femme s’exprimer publiquement est encore perçu comme un affront. Internet leur offre cette liberté, mais cela dérange profondément. Au Tchad, par exemple, les femmes ne sont pas censées donner leur avis publiquement. Cette parole libre, rendue possible par la technologie, est vécue comme une transgression.

Les conséquences du cyberharcèlement peuvent être graves. Quelles solutions préconisez-vous ?

Les répercussions sont souvent dramatiques : dépression, perte d’emploi, isolement social, voire suicide. Le premier levier d’action, c’est l’éducation et la sensibilisation. Ensuite, il faut renforcer les cadres juridiques et contraindre les plateformes numériques à prendre leurs responsabilités. Malheureusement, les lois contre la cybercriminalité existent souvent, mais leur application est très faible. Le Tchad n’est pas une exception.

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