Chaque 21 avril, la Jamaïque vibre au rythme d’un souvenir inoubliable : celui de la visite de l’Empereur Haile Sélassié Ier en 1966. Ce jour, désormais célébré comme le Grounation Day, est une date sacrée pour les Rastafari, symbole de foi, de reconnaissance et d’émancipation. Bien plus qu’une simple visite d’État, l’arrivée de Sélassié a marqué un tournant historique dans la conscience nationale jamaïcaine et dans l’évolution d’un mouvement spirituel en quête de légitimité.
Un contexte brûlant de changement
Dans les années 1960, la Jamaïque venait de gagner son indépendance du Royaume-Uni (en 1962) et s’interrogeait sur son identité propre, loin de l’héritage colonial. Ce moment charnière coïncidait avec l’essor du mouvement Rastafari, né dans les années 1930 mais en pleine expansion à l’époque. Fortement influencé par les enseignements de Marcus Garvey, les Rastafari prônaient un retour symbolique ou physique vers l’Afrique, terre mère et refuge face à des siècles d’oppression. Ils voyaient en Haile Sélassié, couronné empereur d'Éthiopie en 1930, une figure divine accomplissant les prophéties bibliques.
Pour beaucoup, son arrivée en Jamaïque fut perçue comme l’accomplissement mystique d’un rêve collectif : un roi noir marchant sur une terre noire libérée, venu reconnaître ses enfants dispersés.
Le 21 avril 1966 : un jour suspendu dans le temps
Le jour de son arrivée, une foule de plus de 100 000 personnes se presse à l’aéroport de Kingston malgré un orage menaçant. Les tambours nyabinghi résonnent, les chants s’élèvent, les prières fusent. L’atmosphère est électrique, presque irréelle. Lorsque l’avion de la Ethiopian Airlines se pose et que Sélassié apparaît, le silence se fait, avant d’exploser en acclamations.
L’Empereur, impassible et majestueux, descend lentement les marches. Refusant le tapis rouge officiel, il choisit de poser le pied directement sur le sol jamaïcain, un geste puissant, interprété comme un signe d’humilité et d’unité. À ses côtés, Ras Mortimer Planno – figure influente du mouvement Rastafari – joue le rôle d’intermédiaire avec la foule, conférant à la scène une dimension sacrée.
Une reconnaissance tardive mais essentielle
Jusque-là marginalisés, souvent moqués, voire persécutés, les Rastafari voient dans cette visite une reconnaissance inespérée. Le geste de Sélassié vient légitimer leur foi aux yeux du monde. Les figures emblématiques du mouvement – Leonard Howell, Joseph Hibbert, Mortimer Planno – rencontrent l’Empereur pour évoquer spiritualité, diaspora et justice.
Mais la portée de cet événement dépasse les cercles religieux. Le gouvernement jamaïcain, avec à sa tête le Premier ministre Alexander Bustamante, voit là une opportunité d’approfondir les liens diplomatiques avec l’Éthiopie et d’apaiser les tensions internes. Pour les médias internationaux, c’est l’occasion de découvrir un mouvement jusqu’alors méconnu, de relayer ses revendications et sa vision du monde.
Une onde de choc culturelle
L’impact de cette journée ne s’est pas arrêté à l’aéroport. La visite de Sélassié a ouvert une brèche dans l’imaginaire collectif, une brèche par laquelle s’est engouffrée une révolution culturelle.
Le reggae, encore jeune, trouve alors un souffle spirituel puissant dans la pensée Rastafari. Des artistes comme Bob Marley, Peter Tosh et Bunny Wailer infusent leur musique d’un message de libération, d’unité africaine et de critique de l’oppression. Les paroles deviennent prophétiques, les albums des manifestes. Des chansons comme "Selassie is the Chapel" ou "400 Years" traduisent ce basculement vers une conscience politique plus affirmée.
Le reggae devient la bande-son d’un mouvement mondial. Il dépasse les frontières de l’île pour toucher les mouvements de droits civiques, d’anticolonialisme et de panafricanisme à travers le monde.
Mais l’influence de Grounation Day ne s’arrête pas à la musique. Littérature, peinture, cinéma… les artistes jamaïcains puisent dans cet héritage spirituel et historique pour réinventer leur rapport au monde et à leurs racines.
Un héritage vivant
Aujourd’hui encore, le Grounation Day est célébré avec ferveur. Cérémonies, chants nyabinghi, lectures bibliques et rassemblements spirituels viennent rappeler la portée de cet événement hors norme. Pour les Rastafari, c’est un moment de méditation, d’hommage et de réaffirmation de leur foi. Pour le reste de la Jamaïque et bien au-delà, c’est l’occasion de se souvenir que l’histoire peut basculer en un jour, que la dignité peut être restaurée par un seul geste, et que la culture est une force politique à part entière.
La visite de Haile Sélassié en 1966 fut plus qu’un événement. Elle fut une révélation. Et chaque année, le 21 avril, cette lumière continue de briller.
Ouvrages de référence
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Barrett, Leonard E. – The Rastafarians: Twentieth Anniversary Edition
Une exploration incontournable du mouvement Rastafari, de ses origines théologiques à son développement social et culturel. L’auteur y détaille les croyances, les rituels et l’importance de Haile Sélassié dans cette foi afrocentrique. -
White, Timothy. – Catch a Fire: The Life of Bob Marley
Biographie complète de Bob Marley, ce livre met en lumière l’impact du Rastafarisme sur sa vie et sa musique, en contextualisant la montée du reggae comme un outil de libération et de message spirituel. -
Chevannes, Barry. – Rastafari: Roots and Ideology
Une étude approfondie des fondements historiques et spirituels du mouvement Rastafari, à travers le regard sociologique d’un universitaire jamaïcain reconnu. -
Campbell, Horace. – Rasta and Resistance: From Marcus Garvey to Walter Rodney
Ce livre relie la pensée panafricaine à la naissance du Rastafarisme, en passant par les luttes de libération noire dans les Caraïbes, en Afrique et dans la diaspora. -
Erskine, Noel Leo. – From Garvey to Marley: Rastafari Theology
Une analyse théologique du mouvement, explorant comment le Rastafarisme s’est constitué comme une réponse religieuse à l’esclavage, au colonialisme et à la marginalisation. -
Clarke, John Henrik. – Marcus Garvey and the Vision of Africa
Une collection d’essais et de discours sur l’impact durable de Marcus Garvey, figure clé de l’idéologie Rastafari, sur la conscience noire et les mouvements panafricanistes. Haile Selassie – Autobiography / Selected Speeches
Pour ceux qui veulent mieux comprendre la pensée politique et spirituelle de l’Empereur lui-même.
Ressources audio et musicales
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"Selassie Is the Chapel" – Bob Marley & the Wailers
Adapté d’un hymne gospel, ce morceau rare incarne la dimension sacrée attribuée à Haile Sélassié. -
"War" – Bob Marley
Basé sur un discours d’Haile Sélassié devant les Nations Unies, ce morceau est devenu un hymne de résistance contre l’oppression. -
Nyabinghi chants (enregistrements traditionnels)
Ces chants sacrés, joués avec des tambours rituels, sont au cœur des cérémonies du Grounation Day.
Documentaires et films
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"The First Rasta" (2009, documentaire de Hélène Lee)
Retrace la vie de Leonard Howell, figure fondatrice du mouvement Rastafari. -
"Rastafari: The Majesty of Haile Selassie I"
Documentaire retraçant la portée spirituelle et politique de Sélassié au sein du mouvement. -
"Marley" (2012, réalisé par Kevin Macdonald)
Un portrait complet du roi du reggae, avec un éclairage important sur ses convictions Rastafari.
Ressources en ligne
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The Jamaica Gleaner Archives
(https://jamaica-gleaner.com) – Archives de presse qui contiennent des articles originaux sur la visite de Haile Sélassié en 1966. -
The Rastafari Indigenous Village
(https://www.rastavillage.com) – Centre éducatif en Jamaïque dédié à la préservation de la culture et des traditions Rastafari. -
UNESCO – Reggae Music of Jamaica
(https://ich.unesco.org) – Reconnaissance du reggae comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité, avec référence aux racines Rastafari du genre.
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