Éthiopie, Égypte, Soudan : le barrage de la discorde

Alors qu’Addis-Abeba annonce l’inauguration imminente du plus grand barrage d’Afrique, le Grand barrage de la Renaissance (GERD), l’inquiétude monte au Caire et à Khartoum. Depuis près de 15 ans, ce projet emblématique exacerbe les tensions entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan, et les négociations trilatérales sur la gestion des eaux du Nil sont aujourd’hui dans l’impasse.

Un projet éthiopien aux forts enjeux nationaux

Situé sur le Nil Bleu, dans l’État régional de Benishangul-Gumuz, le GERD est perçu en Éthiopie comme un symbole d’émancipation énergétique et de souveraineté. Lancé en 2011, le chantier a mobilisé la population à travers une ponction volontaire sur les salaires, et suscite une fierté nationale. L’objectif : accélérer l’électrification d’un pays où moins de la moitié de la population a accès à l’électricité.

Le Premier ministre Abiy Ahmed a récemment annoncé devant le Parlement la mise en service prochaine des 13 turbines, pour une capacité totale de plus de 5 150 mégawatts, équivalente à celle de cinq réacteurs nucléaires. Mais cette annonce unilatérale a ravivé les tensions.

Égypte et Soudan : deux réactions, une même inquiétude

Pour l’Égypte et le Soudan, pays en aval du Nil, le barrage représente un risque majeur pour l’accès à l’eau, ressource vitale dans cette région aride. Tous deux dénoncent une politique du fait accompli de la part d’Addis-Abeba.

Si l’Égypte se montre particulièrement virulente — allant jusqu’à évoquer dans le passé de possibles frappes militaires —, le Soudan, plus exposé géographiquement, adopte un ton plus modéré, sans pour autant cacher ses préoccupations. Khartoum est situé à moins de 30 kilomètres en aval du barrage, et pourrait subir des variations brutales de débit, en l’absence de coordination sur les volumes libérés.

Un dialogue gelé depuis fin 2023

Les pourparlers tripartites sont à l’arrêt depuis décembre 2023. Pour l’heure, aucune avancée n’est en vue. L’Égypte s’appuie sur deux traités historiques : un accord colonial britannique de 1929 lui accordant un droit de veto sur les projets hydrauliques en amont, et un pacte signé avec le Soudan en 1959, leur attribuant ensemble 87 % du débit du Nil.

Mais ces accords sont aujourd’hui contestés. En parallèle, l’Éthiopie, appuyée par plusieurs pays de la région (Burundi, Rwanda, Tanzanie, Ouganda, Soudan du Sud), a signé un accord-cadre de coopération sur le bassin du Nil, entré en vigueur en octobre dernier. Ce texte réaffirme le principe d’un partage équitable des ressources.

« Une opportunité partagée », selon Addis-Abeba

Abiy Ahmed tente d’apaiser les tensions. Selon lui, le GERD ne représente pas une menace, mais une « opportunité partagée ». L’Éthiopie envisage d’exporter une partie de sa production d’électricité vers ses voisins, notamment le Soudan, le Kenya et Djibouti.

Mais dans les faits, l’absence de mécanisme commun de régulation continue de poser problème. Si l’Égypte peut s’appuyer sur le lac Nasser et le barrage d’Assouan, qui offrent une capacité de stockage bien supérieure à celle du GERD, le Soudan ne dispose d’aucune infrastructure équivalente et reste plus vulnérable.

Vers une désescalade ou un nouveau point de rupture ?

Alors que le barrage doit être officiellement inauguré en septembre, les positions restent figées. La crainte d’un affrontement diplomatique — voire militaire — ressurgit, dans un contexte régional marqué par l’instabilité et les rivalités d’influence.

Le Grand barrage de la Renaissance cristallise ainsi toutes les tensions autour du partage de l’eau en Afrique. Et sans cadre juridique renouvelé ni coopération effective, la perspective d’un conflit autour du Nil ne peut être totalement écartée.

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